jeudi 12 février 2015

Les 3 Fruits - Un conte noir


Ah ! l'univers des contes de fées. Pour tout un chacun, ces mots ont tendance à évoquer spontanément un univers plutôt gentillet, où des personnages caricaturaux (le prince charmant, la belle et vertueuse jeune fille...) vivent des aventures qui se finissent invariablement bien, le plus souvent par un mariage et beaucoup d'enfants qu'on pourra éduquer à coups de morale finale. Des récits "pour les petits", entachés d'immaturité. On sait bien, pourtant, qu'il ne faut pas creuser bien loin pour que les contes révèlent un autre visage, beaucoup plus sombre, quand ce n'est pas carrément terrifiant, et que les histoires chuchotées au coin du feu dans la nuit noire contiennent souvent plus que leur lot de choses perturbantes : anthropophagie, mutilations, viol, inceste, pédophilie - je ne vous parle pas des interprétations psychanalytiques, ce serait sale... Et il est un peu trop facile de blâmer Disney pour avoir "aseptisé" cet univers dans nos esprits : outre que des scènes de torture porn à base de personnages forcés à danser dans des chaussures en métal chauffé à vif ou à se faire picorer les yeux par des oiseaux (par exemple) n'ont guère leur place dans des films s'adressant d'abord à un jeune public - qui n'était certainement pas celui que visait Perrault, ni même peut-être les frères Grimm -, le fait est que cette conscience du "côté obscur" des contes n'est pas vraiment un mystère bien caché, et que c'est sans doute, avant tout, nous-mêmes qui préférons regarder ailleurs et en garder une autre image... peut-être pour nous rassurer, tout adultes que nous soyons ?

Dans Les 3 Fruits, qui vient de paraître chez Dargaud, le prolifique scénariste Zidrou - que l'on sait capable du meilleur comme du pire et de beaucoup de choses entre les deux - et le dessinateur espagnol Oriol - qui avait déjà collaboré avec lui sur un précédent titre, le remarqué La Peau de l'ours - se penchent donc, vous l'aurez compris, sur le monde des contes dans sa version la plus sombre, avec un album à ne pas forcément mettre entre les mains des plus jeunes...
 
Bien que cette référence ne soit pas explicitée par le scénariste, on peut assez facilement identifier l'histoire comme une variation noire sur un conte des frères Grimm : Les trois plumes. Dans ce dernier, un roi devenu vieux "sen[t] ses forces décliner" et "se m[et] à songer à sa fin prochaine" : ne sachant auquel de ses trois fils laisser le royaume en héritage, il les lance dans différentes quêtes pour prouver leur valeur, suivant la route tracée pour chacun d'eux par une plume lancée aux vents. Le troisième fils, considéré comme un "bêta", remportera toutes les épreuves et se verra finalement attribuer la couronne. Les 3 Fruits n'est pas à proprement parler une adaptation de ce conte, mais il est plus que probable qu'il ait fourni à Zidrou une base d'inspiration - en reprenant certain éléments reconnaissables, mais pour les développer dans une toute autre direction, autrement moins optimiste.

Le vieux roi de Zidrou et Oriol est non seulement conscient de sa fin prochaine mais terrifié par celle-ci, et prêt à tout pour trouver un moyen d'échapper à la mort. Après avoir secrètement consulté, puis fait exécuter, les trois plus grands savants du royaume, incapables de "répondre à la seule question vraiment importante", il accepte de passer un pacte avec un mage démoniaque : en échange de la main de sa fille, la princesse Estelle, celui-ci lui révèle qu'il devra, pour obtenir la vie éternelle, manger la chair du plus vaillant de ses trois fils. Prenant prétexte d'une épreuve pour décider de qui héritera du trône, le roi envoie alors ses enfants affronter des périls mortels pour déterminer lequel a le plus de valeur.

Le scénario de Zidrou colle aux narrations typiques du conte, avec ses répétitions de séquences et de formules toutes droits venues de l'oralité - quitte à ce que les dialogues se fassent rares par moments. Pour autant, Les 3 Fruits ne verse pas dans l'illustration et un équilibre est maintenu, notamment par le choix de faire passer certaines informations essentielles uniquement par l'image (au moins dans un premier temps), comme les yeux jaunes brillants qui permettent de reconnaître le sorcier derrière différentes apparences.

Oriol, de son côté, qui avait adopté pour son précédent album un dessin caricatural mais nettement découpé (traits anguleux et couleurs lumineuses en aplats), fait ici le choix d'un graphisme moins "précis", plus charbonneux, mais aussi plus évocateur, rendant compte à sa façon du nimbe d'irréalité de l'univers des contes, tout en sublimant l'histoire de Zidrou par l'usage d'une palette des couleurs essentiellement sombres et froides, mais aux contrastes travaillés. L'ensemble évoque plus d'une fois une étrange rencontre entre l'esthétique des peintures du Gréco (l'album n'est d'ailleurs pas avare en références picturales diverses) et celle des classiques de la BD d'horreur.

Car l'horreur, ici, rôde, ni le scénariste ni le dessinateur n'épargnant leurs lecteurs sur ce point. Inquiétant fœtus géant, corps en état de putréfaction plus ou moins avancée... Visions dérangeantes qui ne sont, selon la règle du genre, que le contrepoint ou le corollaire d'autres craintes ou d'autres abjections, moins "extraordinaires" mais non moins redoutables : "lâchetés" et "appétits sordides" de l'homme qu'évoque la quatrième de couverture, violence des rapports de force au sein d'une famille ou d'une société...

À cela, Zidrou et Oriol (le traitement graphique là encore parfaitement en osmose avec le propos) opposent cependant un personnage : la douce et belle Estelle, significatif ajout féminin dans la progéniture royale par rapport aux trois frères du conte de Grimm. Estelle, qui, recluse dans une chapelle où elle ne peut qu'attendre son mariage forcé et les annonces successives de la mort de ses frères, se trouve cantonnée à un rôle passif, à l'arrière-plan, pendant une large part de l'histoire, avant de s'en révéler, in fine, l'héroïne véritable et inattendue.

Toutefois, si Zidrou achève son récit sur une note d'un féminisme affiché, il resterait à établir si celui-ci doit être pris par les lecteurs au premier degré - un brin naïf (...et par ailleurs peut-être pas si "féministe" que ça, mais laissons ce débat de côté pour cette fois) - ou s'il est lesté d'une plus sombre - et plus subtile - ironie. Car si Estelle se trouve dans le "bon" camp, il n'en reste pas moins que ses actions à ce titre ne sont pas forcément moins horrifiantes que d'autres qui ont précédé. Tant il est vrai que nul ne sort indemne de ce noir conte pour adultes...


Les 3 Fruits.
Scénario : Zidrou.
Dessin : Oriol.
Éditeur : Dargaud.
Sortie : janvier 2015.



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