lundi 9 mars 2015

Holly Ann vs. Voodoo Serenade - Aux portes du mystère

Hasard des sorties, deux albums, à quelques semaines d'écart, se frottent en ce début d'année à la fascination qu'exerce le vaudou. Dans le premier tome de la série Holly Ann, "La chèvre sans cornes", le scénariste Kid Toussaint et le dessinateur Servain plantent leur décor dans la Nouvelle Orléans de la fin du XIXe siècle, nous invitant à suivre une mystérieuse enquêtrice métisse, alors qu'un fils de riche famille blanche et un jeune serviteur noir ont tous deux disparu et que des rumeurs de sacrifice rituel commencent à se répandre. Tandis que dans Voodoo Serenade, Stefano Casini retrouve quant à lui son personnage de Nero Maccanti, après ses démêlés cubains racontés dans la série Hasta la victoria : reconverti en promeneur de touristes au large d'Haïti dans les années 60, Nero va avoir, malgré lui, à se frotter aux "Tontons Macoutes" de la dictature duvalieriste.

Deux époques et deux lieux différents, donc, dans lesquels le vaudou n'occupe d'ailleurs pas la même place, ne représente pas le même enjeu. Dans Holly Ann, il est regardé d'un mauvais œil par les autorités, et, de façon générale, la classe dominante. Qu'une Blanche, riche propriétaire terrienne, se mêle aux cérémonies se révèlera d'ailleurs une inconvenance aux lourdes conséquences. Si le vaudou reste un culte populaire dans l'Haïti de "Papa Doc" Duvalier, la situation y est néanmoins tout à fait différente puisque le dictateur utilisa cette religion pour consolider son pouvoir, non seulement en en ranimant la tradition, mais en se faisant passer lui-même pour un puissant houngan (chef spirituel), allant jusqu'à modeler son image sur celle du Baron Samedi, l'esprit de la mort. 

Voodoo Serenade raconte donc en partie une lutte entre deux groupes (pouvoir autoritaire et résistance) au nom d'un même culte dont chacun entend détenir la "vérité" - jeu au milieu duquel va se retrouver pris Nero Maccanti, venu de l'extérieur, géographiquement et culturellement, ne voyant là que superstitions, mais qui sera le témoin et l'acteur d'étranges évènements, pris entre les menaces des Tontons Macoutes, les promesses d'une prêtresse populaire qui dit voir en lui une incarnation de l'esprit Damballà, et un couple de faux touristes suisses à la recherche d'un ancien savant nazi en cavale, ayant trouvé l'abri d'une autre dictature pour continuer ses peu éthiques expérimentations.

On se prend à trouver en Nero un peu de Corto Maltese (celui de "Vaudou pour monsieur le président", évidemment, dans l'album Toujours un peu plus loin), comme un air de famille dans ce bourlingueur mi-cynique mi-romantique navigant aux lisières entre une Histoire réaliste et son envers ésotérique (là où, par comparaison, le personnage de Holly Ann chez Toussaint et Servain, métisse parlant d'égale à égal, voire en supérieure, avec les propriétaires ou les policiers Blancs, dans le Sud des USA à la fin du XIXe siècle, demande... disons une certaine dose de "suspension de l'incrédulité" d'un point de vue historique). Stefano Casini évite toutefois heureusement le décalque, pour le scénario et plus encore pour le dessin (un trait réaliste légèrement caricatural, loin, pour le coup, d'Hugo Pratt), restant dans les limites de la familiarité sans tomber dans le pur pastiche à la manière, par exemple, d'un Viannello chez le même éditeur.

Dans Holly Ann, en revanche, le point de vue "extérieur" (autant dire celui du lecteur) est relayé par le personnage de Thomas Jofferdale, un écrivain débarquant à la Nouvelle Orléans et qui espère trouver en Ann une guide à même de l'initier aux mystères de la ville. À la différence de Nero chez Casini, héros de l'histoire et contraint de s'engager, Thomas reste un personnage secondaire (de passage, selon toute apparence, le temps d'un seul album) et un simple témoin. Et la leçon délivrée est en deux parties.

L'album s'ouvre une scène nocturne dans un cimetière, sous la pluie. Un toquement sourd émane de certaines tombes. "Le réveil des défunts" ? "La marche des morts-vivants" ? L'arrivée de la Faucheuse en personne, le signe annonciateur d'un tremblement de terre ? La réponse est plus rationnelle (quoique non moins lugubre), et Holly Ann d'avertir l'écrivain : "Vous entendrez beaucoup d'histoires farfelues à la Nouvelle Orléans. C'est quand vous commencerez à y croire aveuglément que vous serez perdu." En contrepoint toutefois, l'image donne une autre version, semblant bien projeter ces fantasmes dont l'héroïne prétend enseigner l'inanité. Scène inaugurale de l'album (quitte à faire ensuite revenir le récit quelques jours en arrière), cette séquence est manifestement programmatique, clé de lecture pour la suite de l'œuvre.

En apparence, donc, "La chèvre sans cornes" promène le lecteur - sous les traits de Jofferdale - tout à la fois à travers une enquête policière et à travers la ville, dans une démarche similaire de traversée des faux semblants. La Nouvelle Orléans et ses environs offrent évidemment toute une imagerie bien connue, notamment dès qu'on s'approche du domaine fantastique, tous médias confondus : qu'on songe, au cinéma, à des films comme Angel Heart d'Alan Parker, Vivre et laisser mourir où James Bond se frottait lui aussi au vaudou, ou encore, chez Disney, le récent La grenouille et la princesse ; aux romans d'Ann Rice comme Entretien avec un vampire ou la trilogie des sorcières Mayfair ; à des séries télé comme True Blood ou la troisième saison d'American Horror Story ; ce ne sont que quelques titres au milieu d'un océan, même en occultant les œuvres présentant une vision plus "réaliste" de la région, d'Un tramway nommé Désir à Treme. Et par bien des aspects, Holly Ann ne dévie guère d'un trajet bien balisé tant le récit enchaîne tous les passages attendus, des grandes plantations aux bayous en passant par les inévitables maisons closes de Storyville, l'obligatoire séquence ragtime, et bien sûr tous les éléments liés au vaudou. La (relative) touche d'originalité tient à la façon dont le récit articule, par la bouche de son héroïne, une dénonciation des artifices de ce décor, entre attrapes-touristes et charlatanismes, tout en ménageant par d'autres biais, un peu à la manière de cette première scène dans le cimetière, l'insinuation du surnaturel. Si ce dernier ne fait ouvertement irruption qu'à la toute fin de l'album, la scène aura été préparée assez subtilement par petites touches disséminées au fil de l'histoire (une relecture de l'album saura au besoin achever d'en convaincre).


L'ensemble est superbement servi par Servain. Le dessin de Holly Ann est assez "classique" dans le paysage franco-belge actuel, mais n'en est pas moins efficace et des plus appréciables, notamment dans sa capacité à créer des ambiances, que vient encore renforcer une très belle utilisation des couleurs. Sur ce point, d'ailleurs, on peut noter une autre différence avec Casini dont le travail à l'aquarelle sur Voodoo Serenade est tout en couleurs vives et tranchées, comme une traduction à l'image non seulement du cadre haïtien, mais également de la violence de l'histoire, plus marquée que celle de Toussaint et Servain.

Les deux albums ont pourtant aussi des similarités. Ainsi, bien qu'usant de moyens différents, on peut remarquer par exemple que dans chacun d'eux une pleine page, rompant avec les codes graphiques du reste de l'œuvre, est dévolue à une scène de transe lors d'une cérémonie vaudou : surdécoupage effréné et cadrages heurtés dans Holly Ann, comme au rythme des danses, ou, tout au contraire, montage d'images hallucinées se mêlant les unes aux autres en une seule dans Voodoo Serenade. Surtout, les deux albums amènent les lecteurs à l'orée du fantastique, sans donner dans une utilisation spectaculaire de celui-ci, ni livrer à ceux-là toutes les cartes pour lever le mystère, en laissant les personnages en proie au doute sur la nature explicable ou non de certains éléments dont ils ont été témoins ou acteurs.

Qu'en sera-t-il par la suite ? Aussi plaisant que soit le premier tome d'Holly Ann, il apparaît comme à peu près certain que les mêmes recettes ne pourront être appliquées pour le reste de la série : un prochain tome pourra moins se reposer sur la présentation de la Nouvelle Orléans (vu l'exploitation qui en a déjà été faite, comme dit plus haut), et devra plus mettre en avant l'héroïne, à la lumière de la révélation survenue à la toute fin de ce premier album. Quant à Nero Maccanti, l'auteur n'exclut pas de continuer à lui faire vivre différentes aventures, mais le fantastique était absent des quatre tomes d'Hasta la victoria, dont le cadre était la révolution cubaine, et rien ne dit que Casini se livrera à nouveau à ce genre de mélange. Mais dans tous les cas, voilà deux bonnes lectures qui en appellent d'autres à l'avenir, qu'on suivra sans doute avec autant d'intérêt.


Holly Ann, T.1 : La chèvre sans cornes
Scénario : Kid Toussaint.
Dessin : Servain.
Éditeur : Casterman.
Sortie : janvier 2015.

Voodoo Serenade
Scénario et dessin : Stefano Casini
Éditeur : Mosquito.
Sortie : février 2015.

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