mercredi 25 février 2015

Agent Carter saison 1 - Un retour difficile


Habillée de couleurs vives (incidemment celles du drapeau américain, et du Captain allant avec), une femme fend à contre-sens une foule d'hommes anonymes en costumes noirs. Dès la présentation du personnage à l'entame du premier épisode, on sent confusément qu'Agent Carter ne va pas faire dans la subtilité. Parvenus au terme de la première saison, on ne peut guère que constater que la série aura mis un certain temps avant de nous détromper, et pas toujours de la plus éclatante façon.

Sur le papier, pourtant, consacrer une série télévisée à Peggy Carter était un pari risqué mais intéressant de la part des décideurs de chez Marvel.

Risqué, non pas tant, comme la firme aimerait nous le faire croire (vu l'insistance de leur communication sur la question) parce que mettant en vedette une héroïne féminine - ce qui, en soi, n'a rien d'une nouveauté, sans parler d'une révolution, dans le monde des séries télé -, mais surtout parce qu'en développant une histoire autour de ce personnage et de ses activités aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, la Maison des Idées s'essayait pour la première fois dans le cadre du Marvel Cinematic Universe (ou MCU) à un récit nécessairement coupé de quasiment toute donnée super-héroïque. La "grande sœur" Agents of S.H.I.E.L.D. a jusqu'ici contourné habilement le problème, posé notamment par la différence de moyens entre grand et petit écran, en arrimant solidement et intelligemment le second au premier : d'abord en présentant des personnages cantonnés à faire le ménage (figurativement parlant... et parfois littéralement) dans les décombres des évènements spectaculaires survenus dans les films, puis en passant par une transformation profonde de son propre contenu sous l'influence de la révélation survenue dans Captain America : Le Soldat de l'Hiver, et enfin, récemment, en devenant une force de proposition pour l'avenir attendu du MCU en y introduisant les Inhumains. Le cadre d'Agent Carter n'offre pas de telles possibilités : Steve Rogers, alias Captain America, gît quelque part dans les glaces du pôle, supposé mort, et les autres super-héros ne sont pas censés apparaître avant notre époque. La situation limite donc la série aussi bien en termes de sense of wonder que dans l'appel qu'elle peut faire au casting maison, ne serait-ce que pour soutenir l'intérêt des fans, en terme d'antagonistes ou de personnages secondaires.
 
Peggy Carter (Hayley Atwell) dans le film Captain America de Joe Johnston : qui s'y frotte s'y pique.

Pour autant, le projet avait, a priori, suffisamment d'atouts pour ne pas souffrir de cette situation. Le film Captain America: The First Avenger avait installé Peggy Carter - portée par la prestation de Hayley Atwell - en femme d'action au caractère bien trempé, capable d'en remontrer à n'importe qui, officier américain ou espion nazi, tout en conservant une part de séduction féminine sans avoir, pour cela, à paraître autrement qu'impeccablement sanglée et cravatée jusqu'au menton dans son uniforme militaire. Dès sa première apparition dans le film, le script et le jeu de son interprète transformaient Peggy, de personnage initialement très secondaire de l'univers des comics, en femme de pouvoir s'étant imposée, à force de volonté et de talent, dans un environnement patriarcal et misogyne. La suite du film ne démentait pas cette impression, faisant d'elle non pas juste le love interest du Cap', mais son véritable guide sur la voie de l'héroïsme à presque chaque tournant du récit.

C'est donc peu dire qu'il y avait du potentiel dans l'idée de retrouver le personnage dans l'immédiat après-guerre, devant faire le deuil de l'amour de sa vie mais non de ses idéaux, dans cette période particulière de l'histoire de l'émancipation féminine aux États-Unis, où les femmes qui avaient fait tourner le pays en l'absence des hommes partis au front, voire participé directement à l'effort de guerre au sein des Woman's Army Corps, se virent sommées de réintégrer leur rôle d' "éternelles mineures" comme si rien ne s'était passé. 

Femme de terrain et héroïne de guerre, ayant parcouru les champs de bataille européens aux côtés de Captain America puis à la tête des Howling Commandos, les activités de Peggy Carter, revenue à la vie civile, au sein du SSR - Strategic Scientific Reserve, l'ancêtre du S.H.I.E.L.D. - se limitent désormais à apporter le café. Bien qu'elle soit apparemment la seule femme admise à travailler dans ces bureaux au-delà du standard téléphonique, ce qui laisserait tout de même supposer que quelqu'un, à un moment, a pris en compte ses états de service, ses supérieurs et ses collègues ne la considèrent manifestement que comme une sorte de secrétaire. Pour ajouter l'insulte à la blessure, les aventures de Captain America font désormais l'objet d'un show radiophonique populaire dans lequel le personnage de l'infirmière "Betty Carver" joue le rôle de la demoiselle en détresse énamourée et impuissante. Lorsque Howard Stark est soupçonné de vendre ses inventions à des puissances étrangères, et que le SSR se montre totalement obtus dans son approche de l'affaire, Peggy décide de mener sa propre enquête de son côté.


Le principal problème d'Agent Carter vient sans doute de la façon dont est géré son statut de mini-série en huit épisodes, coincée entre les deux moitiés de deuxième saison d'Agents of S.H.I.E.L.D. - dont on peut imaginer que la reprise tardive est conditionnée par la nécessité de se lier aux évènements du film Avengers: Age of Ultron à sortir début mai. Ce positionnement voue donc, au moins en partie, Agent Carter à une fonction de remplissage, apportant encore une limitation supplémentaire aux possibilités d'expansion de son récit.

Pour autant, et là encore (bis), ce temps limité accordé à l'histoire n'avait rien en soi d'une condamnation inévitable à l'échec. Tout au contraire, convenablement employé, ce format court aura été celui de quelques-unes des plus grandes réussites récentes en la matière, avec des séries comme Broadchurch, Top of the Lake ou The Honourable Woman au Royaume-Uni et, de l'autre côté de l'Atlantique, Penny Dreadful et surtout True Detective. À l'instar, par exemple, en littérature, de la nouvelle par rapport au roman-feuilleton, cette forme conditionne une certaine économie narrative, une exigence de concentration d'effets de tous les instants.

À l'inverse de ce principe, nombre des séries récentes dérivées des univers super-héroïques de DC ou Marvel ont mis du temps à décoller véritablement après des débuts pas toujours enthousiasmants (Agents of S.H.I.E.L.D.) voire franchement calamiteux (Arrow). Or, cette voie est précisément celle empruntée par les aventures de l'agent Carter, comme oubliant que le format "mini" ne leur donne pas ce luxe. Personnellement, il m'aura fallu attendre jusqu'à la fin du quatrième épisode pour être vraiment "scotché" et avoir le sentiment d'attendre la suite avec impatience. Ce genre de retard à l'allumage est pardonnable (sinon oubliable) au début d'une série reposant sur des saisons d'une vingtaine d'épisodes chacun. Il devient nettement plus problématique lorsque les quatre épisodes représentent toute la première moitié de l'histoire.

Avec, pendant toute cette première partie, une réalisation sans grand éclat, une absence criante de tension dans les scènes de (supposé) suspense, des dialogues peu marquants, un scénario plutôt bancal (il ne vient apparemment pas à l'idée de l'héroïne que jouer les agents doubles n'est pas le meilleur moyen de prouver sa valeur à sa hiérarchie), et surtout des personnages uni-dimensionnels jusqu'à la caricature - la femme sous-estimée, le handicapé sous-estimé, le play-boy impénitent, le chef macho, le sous-chef macho, le sous-fifre très macho... -, Agent Carter part de loin et ne dispose que de peu de temps pour en revenir. Le "message" que la série entend manifestement délivrer l'est avec tant de lourdeur simpliste qu'il en perd beaucoup de son efficacité, tout en phagocytant tout le reste. 

Révélateur également me semble le traitement à l'écran de la reconstitution de la fin des années 40. Les séries HBO ont depuis plusieurs années maintenant créé de nouveaux standards en la matière, et assez manifestement, Agent Carter n'a pas - ou ne se donne pas - les moyens de parvenir à susciter la même impression de réalisme, de la même manière que le traitement de la condition féminine vers le milieu du siècle passé reste loin de la subtilité et de la pertinence d'un Masters of Sex ou d'un Mad Men. On me répondra que l'enjeu n'est pas le même, et qu'Agent Carter, super-héros ou pas à l'écran, reste un divertissement dans un univers de comics dont on peut bien accepter qu'il ne soit pas ultra-réaliste. Le problème est que la série n'assume pas cette voie non plus. Voiture volante, sous-marin de poche, laboratoires secrets et armements baroques, Captain America: The First Avenger n'hésitait pas à donner dans la veine du rétro-futurisme vintage - celle de films comme Rocketeer (du même réalisateur, d'ailleurs), The Shadow avec Alec Baldwin ou plus récemment l'ovniaque Sky Captain and the World of Tomorrow. Cette dimension, en dépit des inventions de Howard Stark, est complètement sous-exploitée dans Agent Carter - sa manifestation la plus mise en avant étant une machine à écrire en mode émetteur-récepteur dont les scénaristes ont manifestement piqué l'idée à la série Fringe. Ni vraiment réaliste ni vraiment fantaisiste, la reconstitution sonne faux, artificielle et un peu cheap, tout au long de la série.

Tout n'est pas à jeter pourtant dans les aventures de l'agent Carter, loin s'en faut - surtout, donc à partir du moment où (enfin) les personnages, et en particulier les protagonistes masculins comme le chef Dooley ou l'agent Thompson, se voient conférer un peu d'épaisseur et un minimum de complexité, dans le même temps que l'intrigue s'approfondit aussi, autour du mystère que cache la version officielle d'une bataille sur le front russe pendant la guerre. La menace représentée par l'arrivée d'une sorte de proto-Veuve Noire permet également de faire peser une tension plus palpable qu'auparavant, montant les enjeux et dynamisant l'ensemble. Il ne s'agit pas de prétendre que tout, à compter de ce point, est parfait (on aura par exemple droit de façon récurrente à une utilisation assez ridicule de l'hypnose), mais la seconde moitié des épisodes pointent dans une direction, disons, plus rassurante dans la perspective d'une possible saison 2 (non encore confirmée cependant).

La part "sentimentale" de l'intrigue - le deuil de Steve Rogers - est également plutôt bien traitée, passant notamment par le biais symbolique d'une fiole contenant du sang du Captain, et si la série s'ouvrait par le souvenir du dernier vol du personnage, son dénouement est bâti sur un intéressant parallèle avec cette séquence, montrant l'importance du Vengeur Étoilé non seulement pour Peggy mais également pour Stark.

Au final, Agent Carter reste une mini-série bancale, mais qui aura réussi dans le peu d'espace qui lui était alloué, à défaut de s'imposer comme une brillante réussite, du moins à renverser la majeure partie des craintes que pouvaient faire naître un début franchement décevant. Le projet n'était certes pas évident, devant s'affronter à de nombreuses limitations, mais possédait suffisamment d'atouts potentiels pour faire espérer un résultat original et de très haute tenue. En l'état, cet objectif n'est pas (encore ?) complètement atteint. Néanmoins, le bilan globalement positif de la seconde partie de la saison peut à bon droit donner envie de retrouver prochainement notre héroïne dans une éventuelle suite de ses aventures.


Agent Carter, saison 1 : janvier-février 2015.
Créé par : Christopher Markus et Stephen McFeely.
Chaîne de diffusion (USA) : ABC.
Avec : Hayley Atwell (agent Peggy Carter), James D'Arcy (Edwin Jarvis), Enver Gjokaj (agent Daniel Sousa), Shea Whigham (chef Roger Dooley), Chad Michael Murray (agent Jack Thompson), Dominic Cooper (Howard Stark), Ralph Brown (Dr. Johann Fennhoff), Bridget Regan (Dottie Underwood).

mardi 24 février 2015

Loki, Agent of Asgard - Magie, mensonge et éternel retour


Si la magie est l'art de raconter à l'univers une histoire si convaincante qu'elle devient une réalité, cette définition appliquée au personnage de Loki, le fourbe frère adoptif de Thor (dans sa version Marvel, s'entend), est à la fois la grande chance et le grand problème du personnage. En effet, à force de jouer le mauvais rôle dans les aventures de son frangin, Loki s'est transformé progressivement de dieu de la tromperie en dieu du Mal. Une situation avec laquelle le fils de Laufey a finalement traité à sa manière : en orchestrant sa propre mort pour renaître sous des traits plus jeunes, "vierge" du poids de vieilles histoires qui en étaient venues à peser sur sa nature même. Seulement voilà, les vieilles histoires ont la vie dure... et n'entendent pas se laisser oublier aussi facilement.

Ce postulat posé, nul besoin, pour apprécier Loki, Agent of Asgard, d'avoir suivi, au fil des différentes séries où il est apparu, tout le parcours (assez complexe... et pas toujours du plus haut intérêt) du personnage depuis sa mort dans le grand cross-over Siege en 2010 et son retour sous des traits enfantins.

Il est bien connu que dans l'univers des comics de super-héros, un personnage majeur reste rarement "mort" bien longtemps - un phénomène que la tendance à la multiplication des grands events, crisis et autres cross-over géants n'a fait bien évidemment que renforcer, au risque que cette inflation ne vienne considérablement affaiblir la signification et l'impact dramatique, à quelques rares exceptions, de ces disparitions. Le chemin emprunté par Loki a du moins le mérite de ne pas se solder par un simple retour au statu quo, et d'ouvrir véritablement de nouvelles pistes narratives, au-delà du pur intérêt économique.


Bien que publiés outre-Atlantique, depuis le printemps dernier, en marge de (l'excellent) run de Jason Aaron sur Thor, God of Thunder, les cinq premiers numéros, que Panini vient de traduire, de ce Loki, Agent of Asgard entretiennent peu de rapports avec lui, et les quelques renvois qui y sont faits dessinent d'ailleurs les contours d'une chronologie quelque peu problématique à cet égard. Le cadre d'ensemble reste globalement celui posé depuis la reprise de Thor par J.M. Straczynski en 2007, bien qu'Aaron l'ait quelque peu chamboulé depuis (dans des épisodes non encore traduits par chez nous).

En l'absence d'Odin, le Père de Tout, c'est un triumvirat féminin, composé de Freyja, Gaea et Idunn, qui règne sur Asgard, reconstruite par Thor après le dernier Ragnarök sous la forme d'une cité flottant au-dessus d'un patelin de l'Oklahoma, Broxton, dieux et héros nordiques pouvant désormais frayer assez librement avec la population. Une situation que la "Mère de Tout" ne voit pas forcément d'un très bon œil, organisant le retour manu militari d'Asgardiens se la coulant un peu trop douce loin du foyer, parmi les mortels. Loki sera leur agent pour cette mission. Le bâton : s'il échoue, il risque fort d'être le prochain à retrouver les geôles d'Asgard. La carotte : pour chaque tâche accomplie, une des anciennes histoires le concernant est effacée des archives et des mémoires, diminuant d'autant (selon le principe exposé plus haut) le tropisme qui continue de menacer le "nouveau" Loki de le ramener à son état "ancien". 

Surtout, là où Jason Aaron joue à fond la carte de l'épique, du sublime et du mythe dans son travail sur Thor, Al Ewing, à la barre des aventures de Loki, nous offre avant tout, dans les premiers numéros de la série, une réjouissante récréation. Prince du chaos et roi du bagou, Loki sème la zone dans la tour des Avengers, se lance dans le speed-dating à la recherche de Lorelei, s'invite dans un casse de casino, réécrit les légendes anciennes au bazooka... (La faute à un jeu de mot intraduisible, les lecteurs français ignoreront ses activités annexes d'auteur de slash fiction sur Internet.)

Frais débarqué d'Angleterre où il s'est fait notamment, en une dizaine d'années, un C.V. assez conséquent au sein de 2000 AD, pilier local en matière de SF satirique, Ewing précipite les Asgardiens (et quelques autres) dans ce qui ressemble à un Ocean's Eleven revu et corrigé façon Doctor Who, le tout relevé d'une bonne dose de d'emprunts au jeu de rôle, de références à la pop culture, de clins d'œil queer et de jeux avec le quatrième mur. Mener le lecteur sans le perdre, dans une intrigue à cent à l'heure où tout le monde cherche à doubler tout le monde, une partie de billard à trois bandes dans un univers où un effet peut aussi bien engendrer sa propre cause, n'étant pas l'une des moindres qualités de l'ouvrage.

On appréciera également la façon dont Ewing s'approprie de façon convaincante le casting Marvel, tout en y injectant du nouveau, notamment en créant le personnage de Verity Willis, "détecteur de mensonges humain" au look de suicide girl, condamnée (pour son malheur) à une lucidité sans faille, et qui va paradoxalement nouer des liens amicaux avec Loki. Mais c'est bien évidemment sur ce dernier que repose en majeure partie l'intérêt de la série. Avec cette troisième incarnation, après le vieux Loki grimaçant "classique" et le Loki enfant, sous la forme désormais d'un jeune homme séduisant et androgyne, Marvel ne fait pas mystère de chercher à attirer un nouveau public, séduit par la performance de Tom Hiddleston dans les films Thor et Avengers, et notamment un public féminin et LGBT. Si appréciable que puisse être cette ouverture dans l'absolu, ce "progressisme" aux intérêts commerciaux bien compris n'est heureusement pas une fin en soi et ne borne pas l'intérêt du titre.


Du reste, si ces cinq premiers épisodes de Loki, Agent of Asgard peuvent s'apprécier comme un pur divertissement, un fond sérieux n'est pas tout à fait absent de l'entreprise. En guise de note d'intention, Al Ewing, le scénariste, avait en effet déclaré s'être inspiré d'une très célèbre case issue du run de Walt Simonson sur Thor (dans The Mighty Thor #353, 1985) : unis face à l'ampleur de la menace représentée alors par Sultur, Odin, Thor et Loki montaient ensemble au combat aux cris de "Pour Asgard !", "Pour Midgard !" et... "Pour moi-même !". Au-delà de l'aspect humoristique du trait, mettant en avant l'égoïsme foncier du personnage, Loki, Agent of Asgard sera, notait Ewing, l'histoire de quelqu'un qui combat "pour lui-même", pour son droit à se définir - ou se redéfinir - par lui-même comme il l'entend, plutôt qu'en fonction des préjugés de son entourage, ou de "l'ordre" supposé préétabli d'un univers. À ce titre, les dernières évolutions de la série aux U.S. (#10 et 11) affichent désormais une tonalité nettement sombre.

Ce n'est pas encore le cas dans l'ouverture que vient de traduire Panini, où dominent l'humour et l'action ; mais les bases d'une confrontation inévitable entre le personnage et les tenants d'un statu quo dûment balisé sont déjà posées et sensibles. Une thématique, de fait, plutôt intéressante à explorer, et à plusieurs niveaux : si nombre de lecteurs pourront sans doute y trouver des échos personnels, il ne semble pas interdit d'y percevoir aussi une réflexion "méta" sur un médium où, pour satisfaire un public voulant tout à la fois l'excitation de la nouveauté et la stabilité rassurante du connu, l'évolution des personnages, qu'elle se fasse sur le long terme ou de façon catastrophique, et jusqu'à leur mort même, s'affronte toujours à la tendance d'un éternel retour à une base prédéfinie. Parvenir à prospecter sur ce genre de territoires tout en assurant le spectacle et un récit hautement distrayant incluant espionnage, combats à l'épée, et loutre géante, achève assurément de rendre ces nouvelles aventures de Loki hautement recommandables.


Avengers Hors Série n°7 , "Ayez confiance"
Contient Loki, Agent of Asgard #1-5.
Scénario : Al Ewing.
Dessin : Lee Garbett.

Éditeur original (USA) : Marvel.
Sortie originale : avril-août 2014.

Éditeur (France) : Panini.
Traduction : Thomas Davier.
Sortie : février 2015 (en kiosque).

jeudi 12 février 2015

Les 3 Fruits - Un conte noir


Ah ! l'univers des contes de fées. Pour tout un chacun, ces mots ont tendance à évoquer spontanément un univers plutôt gentillet, où des personnages caricaturaux (le prince charmant, la belle et vertueuse jeune fille...) vivent des aventures qui se finissent invariablement bien, le plus souvent par un mariage et beaucoup d'enfants qu'on pourra éduquer à coups de morale finale. Des récits "pour les petits", entachés d'immaturité. On sait bien, pourtant, qu'il ne faut pas creuser bien loin pour que les contes révèlent un autre visage, beaucoup plus sombre, quand ce n'est pas carrément terrifiant, et que les histoires chuchotées au coin du feu dans la nuit noire contiennent souvent plus que leur lot de choses perturbantes : anthropophagie, mutilations, viol, inceste, pédophilie - je ne vous parle pas des interprétations psychanalytiques, ce serait sale... Et il est un peu trop facile de blâmer Disney pour avoir "aseptisé" cet univers dans nos esprits : outre que des scènes de torture porn à base de personnages forcés à danser dans des chaussures en métal chauffé à vif ou à se faire picorer les yeux par des oiseaux (par exemple) n'ont guère leur place dans des films s'adressant d'abord à un jeune public - qui n'était certainement pas celui que visait Perrault, ni même peut-être les frères Grimm -, le fait est que cette conscience du "côté obscur" des contes n'est pas vraiment un mystère bien caché, et que c'est sans doute, avant tout, nous-mêmes qui préférons regarder ailleurs et en garder une autre image... peut-être pour nous rassurer, tout adultes que nous soyons ?

Dans Les 3 Fruits, qui vient de paraître chez Dargaud, le prolifique scénariste Zidrou - que l'on sait capable du meilleur comme du pire et de beaucoup de choses entre les deux - et le dessinateur espagnol Oriol - qui avait déjà collaboré avec lui sur un précédent titre, le remarqué La Peau de l'ours - se penchent donc, vous l'aurez compris, sur le monde des contes dans sa version la plus sombre, avec un album à ne pas forcément mettre entre les mains des plus jeunes...
 
Bien que cette référence ne soit pas explicitée par le scénariste, on peut assez facilement identifier l'histoire comme une variation noire sur un conte des frères Grimm : Les trois plumes. Dans ce dernier, un roi devenu vieux "sen[t] ses forces décliner" et "se m[et] à songer à sa fin prochaine" : ne sachant auquel de ses trois fils laisser le royaume en héritage, il les lance dans différentes quêtes pour prouver leur valeur, suivant la route tracée pour chacun d'eux par une plume lancée aux vents. Le troisième fils, considéré comme un "bêta", remportera toutes les épreuves et se verra finalement attribuer la couronne. Les 3 Fruits n'est pas à proprement parler une adaptation de ce conte, mais il est plus que probable qu'il ait fourni à Zidrou une base d'inspiration - en reprenant certain éléments reconnaissables, mais pour les développer dans une toute autre direction, autrement moins optimiste.

Le vieux roi de Zidrou et Oriol est non seulement conscient de sa fin prochaine mais terrifié par celle-ci, et prêt à tout pour trouver un moyen d'échapper à la mort. Après avoir secrètement consulté, puis fait exécuter, les trois plus grands savants du royaume, incapables de "répondre à la seule question vraiment importante", il accepte de passer un pacte avec un mage démoniaque : en échange de la main de sa fille, la princesse Estelle, celui-ci lui révèle qu'il devra, pour obtenir la vie éternelle, manger la chair du plus vaillant de ses trois fils. Prenant prétexte d'une épreuve pour décider de qui héritera du trône, le roi envoie alors ses enfants affronter des périls mortels pour déterminer lequel a le plus de valeur.

Le scénario de Zidrou colle aux narrations typiques du conte, avec ses répétitions de séquences et de formules toutes droits venues de l'oralité - quitte à ce que les dialogues se fassent rares par moments. Pour autant, Les 3 Fruits ne verse pas dans l'illustration et un équilibre est maintenu, notamment par le choix de faire passer certaines informations essentielles uniquement par l'image (au moins dans un premier temps), comme les yeux jaunes brillants qui permettent de reconnaître le sorcier derrière différentes apparences.

Oriol, de son côté, qui avait adopté pour son précédent album un dessin caricatural mais nettement découpé (traits anguleux et couleurs lumineuses en aplats), fait ici le choix d'un graphisme moins "précis", plus charbonneux, mais aussi plus évocateur, rendant compte à sa façon du nimbe d'irréalité de l'univers des contes, tout en sublimant l'histoire de Zidrou par l'usage d'une palette des couleurs essentiellement sombres et froides, mais aux contrastes travaillés. L'ensemble évoque plus d'une fois une étrange rencontre entre l'esthétique des peintures du Gréco (l'album n'est d'ailleurs pas avare en références picturales diverses) et celle des classiques de la BD d'horreur.

Car l'horreur, ici, rôde, ni le scénariste ni le dessinateur n'épargnant leurs lecteurs sur ce point. Inquiétant fœtus géant, corps en état de putréfaction plus ou moins avancée... Visions dérangeantes qui ne sont, selon la règle du genre, que le contrepoint ou le corollaire d'autres craintes ou d'autres abjections, moins "extraordinaires" mais non moins redoutables : "lâchetés" et "appétits sordides" de l'homme qu'évoque la quatrième de couverture, violence des rapports de force au sein d'une famille ou d'une société...

À cela, Zidrou et Oriol (le traitement graphique là encore parfaitement en osmose avec le propos) opposent cependant un personnage : la douce et belle Estelle, significatif ajout féminin dans la progéniture royale par rapport aux trois frères du conte de Grimm. Estelle, qui, recluse dans une chapelle où elle ne peut qu'attendre son mariage forcé et les annonces successives de la mort de ses frères, se trouve cantonnée à un rôle passif, à l'arrière-plan, pendant une large part de l'histoire, avant de s'en révéler, in fine, l'héroïne véritable et inattendue.

Toutefois, si Zidrou achève son récit sur une note d'un féminisme affiché, il resterait à établir si celui-ci doit être pris par les lecteurs au premier degré - un brin naïf (...et par ailleurs peut-être pas si "féministe" que ça, mais laissons ce débat de côté pour cette fois) - ou s'il est lesté d'une plus sombre - et plus subtile - ironie. Car si Estelle se trouve dans le "bon" camp, il n'en reste pas moins que ses actions à ce titre ne sont pas forcément moins horrifiantes que d'autres qui ont précédé. Tant il est vrai que nul ne sort indemne de ce noir conte pour adultes...


Les 3 Fruits.
Scénario : Zidrou.
Dessin : Oriol.
Éditeur : Dargaud.
Sortie : janvier 2015.



samedi 7 février 2015

Kirby, le retour du Roi

Calvin accueilli par Hobbes qui lui saute dessus au retour de l'école. - Ah... non... pardon...

Président en titre, quoique absent, de la 42e édition du Festival de bande dessinée d'Angoulême qui vient de s'achever, Bill Watterson, du fond de sa retraite d'ermite, aura gratifié les festivaliers français de l'une des plus belles affiches que l'évènement ait connu depuis longtemps, et donné l'occasion à la magnifique exposition Calvin & Hobbes de franchir l'Atlantique pour régaler nos mirettes, nos zygomatiques et nos neurones de planches originales de strips alliant humour, émotion et poésie... Plus qu'un régal, un bonheur.

Mais si Watterson était le président de cette édition, un autre auteur américain eût presque pu en être le roi - à titre posthume il est vrai. Jack "King" Kirby avait en effet lui aussi droit à une grande exposition (Jack Kirby le super-créateur, présentant de fort belles reproductions de planches à défaut d'originaux, trop fragiles), mais également à pas moins de deux conférences ("Les dieux de Kirby" par Alex Nikolavitch, et "Structures mythiques chez Jack Kirby" par Harry Morgan, malheureusement bien moins intéressante) et trois débats successivement consacrés à la vie, l'œuvre et la postérité du "Roi" des comics, réunissant au total plus d'une douzaine d'intervenants. 

Ceci correspond, en outre, à une actualité éditoriale chargée en France : après une anthologie, l'intégrale Kamandi et O.M.A.C., Urban Comics poursuit sa publication du travail de Kirby chez DC en attaquant la pièce maîtresse : Le Quatrième Monde, dont le premier volume s'accompagne également de la sortie du Jack Kirby, king of comics de son collaborateur Mark Evanier ; tandis que du côté des éditions Neofelis, Jean Depelley (par ailleurs commissaire de l'exposition) vient d'achever le second tome de sa monumentale biographie, Jack Kirby, le super-héros de la BD, accompagné par la première édition française, financée via la plateforme Ullule, d'une rareté issue de la production des années 50-60, Fighting American en tandem avec Joe Simon.

Peut-on en déduire, du moins en espérer, que les bédéphiles de l'Hexagone pourront bientôt faire plus amplement connaissance avec cette œuvre ? Car si familier qu'il puisse paraître aux amateurs de comics, que sait-on, qu'a-t-on pu lire jusqu'ici de Kirby en France ?

Le nom de Kirby est évidemment lié aux super-héros, puisqu'il créa ou participa à la création de personnages aussi emblématiques que Captain America en 1940, puis dans les années 60 chez Marvel les Quatre Fantastiques, Ant-Man, Hulk, Thor, Nick Fury, les X-Men et les Avengers, sans oublier, à titre plus officieux, Spider-Man ou Iron Man. Un public un peu plus "connaisseur" associe également son nom à de grandes mythologies cosmiques, d'abord avec Galactus et son héraut le Surfer d'Argent, l'Empire Kree et les Inhumains, puis, dans les années 70, celle de Darkseid et autres New Gods (ou Néo-Dieux) chez DC, et celle des Éternels, des Célestes et des Déviants une fois revenu dans le giron de Marvel.

Tout cela est vrai, et il ne s'agit évidemment pas d'en nier l'importance. Mais cela ne donne pourtant de Kirby qu'une image partielle et faussée ; celle d'une gigantesque success story, quand ses éditeurs successifs ne cessèrent guère de malmener la poule aux œufs d'or ; celle d'une carrière uniquement consacrée au genre super-héroïque, quand la réalité est bien plus diverse. Lever un pan sur la richesse et la complexité de cette œuvre n'aura pas été l'un des moindres mérites des manifestations d'Angoulême 2015 autour de Kirby.

Ainsi, on répète volontiers, au risque d'en faire une tarte à la crème, qu'il envoya son Captain America donner du poing dans la figure d'Hitler un an avant l'attaque de Pearl Harbor ; mais on ignore souvent que Kirby participa effectivement, sur notre sol, à la meurtrière bataille de Metz, dont il revint avec de sévères troubles post-traumatiques, et qu'il raconta plus tard son expérience dans plusieurs séries.

Qui sait, en France, qu'au lendemain de la guerre Simon et Kirby furent aussi les créateurs du genre du comic romantique (romance comics), lançant une vogue qui fit pendant un temps une telle concurrence aux super-héros qu'elle alla jusqu'à les éclipser ? (Les curieux et les amateurs lisant l'anglais pourront se reporter, pour un prix tout doux, au volume Young Romance: The Best of Simon & Kirby's Romance Comics chez Fantagraphics, bénéficiant d'un beau travail de restauration par Michel Gagné.) Et que le duo s'adonna à bien d'autres genres encore, le fantastique et l'horreur, mais aussi le western avec la série Boy's Ranch que les Américains semblent généralement considérer comme l'un des sommets de sa carrière hors super-héros ?

Qui sait que Les Quatre Fantastiques commença officiellement comme un comic de monstres, et non de super-héros, genre dont DC, qui distribuait alors les titres Marvel, entendait garder la primeur ? Ou encore, que Kirby livra une étonnante et impressionnante adaptation en bande dessinée du 2001 de Kubrick - puis en imagina librement une suite possible -, tandis que les New Gods furent l'une des principales sources de... hum, disons d'inspiration de Georges Lucas pour StarWars ?

Résultat d'un demi-siècle de carrière, dont au moins deux décennies de stakhanovisme forcené qui le virent produire une soixantaine de pages de comics chaque mois, c'est peu dire que la production du "King" ne se laisse pas facilement circonscrire.
 
Écrivant ces lignes, je ne me situe pas à l'écart du troupeau (pour ainsi dire), et ne prétends aucunement me poser en spécialiste. Au contraire, je dois bien admettre ma vaste méconnaissance de l'œuvre kirbiesque, et si l'expérience d'Angoulême aura servi à quelque chose à ce titre, ç'aura été de réévaluer encore l'ampleur de la tâche, en même temps que son intérêt.

L'exposition, organisée chronologiquement, permettait notamment de suivre l'évolution du style du dessinateur depuis ses débuts vers des compositions de plus en plus originales, avec notamment l'usage à partir des années 60 de procédés de collages proches du pop-art, puis un goût de plus en plus affirmé pour un mélange immédiatement reconnaissable de surcharge, de dynamisme et de démesure, quitte à sacrifier quelque peu la lisibilité de l'image (Grant Morrison évoque Le Quatrième Monde comme le "Guernica en quadrichromie" de Kirby). Les conférences et tables rondes furent quant à elles l'occasion d'entendre parler de choses fort diverses - et parfois fort pointues - comme, entre autres : les conditions de production chez Marvel dans les années 60 ; la manière de distinguer facilement les épisodes de Thor écrits par Kirby, de ceux où Stan Lee reprend les rênes ; son rapport à l'encrage ; sa prédilection pour les personnages de "femmes fortes" (Lady Sif, Big Barda...), ou la récurrence parmi ses personnages divins ou semi-divins de la figure du deus otiosus (la divinité que sa toute-puissance même condamne paradoxalement à l'inaction) ; sans oublier ses rapports avec son fils pacifiste, ou ses éditeurs. On s'interrogea aussi doctement (et malgré un avertissement de Jean-Pierre Dionnet envoyé par la Poste : "Kirby n'a pas d'héritiers, il est unique !") sur les successeurs du Roi, de John Byrne et Jim Starlin à Mike Mignola ou Cliff Chiang, en passant par Walt Simonson, Keith Giffen, José Ladrönn, Frank Miller, Alex Ross ou encore Grant Morrison.

Tout cela contraste fortement avec l'état limité de la reconnaissance, ou même tout simplement de la connaissance, de Kirby auprès de la majorité du public français, même chez nombre de fans de comics. Cible privilégiée des censeurs à l'époque du magazine Strange, puis victime parmi d'autres du traitement par Panini du fonds "historique" du catalogue Marvel (intégrales coûteuses, mal traduites, anarchiquement rééditées... ou pas), au reste jamais mentionné, jusqu'ici, au générique des populaires films Marvel pour des raisons de bataille juridique (qui n'a trouvé que tout récemment sa résolution), et toute la partie non-super-héroïque de sa production restant encore à découvrir par chez nous, le "King" des comics fait partie de ces classiques dont on cite souvent le nom mais qu'on ne lit pas tant que ça.

Puissent l'actualité éditoriale et la place de choix que lui a réservé le festival d'Angoulême être des signes d'un renversement de cette situation, et d'une large ouverture au public des portes de cette œuvre foisonnante.



Notes : 
- Les planches illustrant ce billet faisaient partie de l'exposition Jack Kirby, le super-créateur.
- Outre les publications mentionnées, quelques recherches dans plusieurs des blogs (anglophones) de ma liste peuvent conduire facilement à découvrir de nombreux scans de planches isolées ou d'histoires complètes. Les sites du Kirby Museum et What If Kirby sont également de véritables mines dont je ne peux que recommander l'exploration.

mercredi 4 février 2015

Vertigo - The House That Karen Built


Shade the Changing Man #33. Sandman #47. Animal Man #57. Hellblazer #63.  Doom Patrol #64. Swamp Thing #129. Aucune des premières parutions du label Vertigo, chez DC, début 1993, n'était le premier numéro d'une série, et leur contenu ne changea pas fondamentalement de ce qu'il était avant qu'ils ne soient réunis sous cette bannière... Chercher à comprendre ce qui a fait l'identité de ce célèbre label, telle était, en filigrane, la problématique qui parcourait la conférence "Vertigo : comics, horreur et fantastique" tenue samedi dernier par Xavier Lancel, rédacteur en chef de Scarce, dans le cadre du 42e Festival de la bande dessinée d'Angoulême. La réponse, pour l'essentiel, tient en un nom : Karen Berger.

Aux origines 

Bien que notre conférencier ait négligé ce point, il n'est peut-être pas inutile de tracer en quelques lignes le parcours de Berger avant cette date. Entrée chez DC en tant qu'assistante de Paul Levitz en 1979, elle accède rapidement au poste d'editor, d'abord sur le run de Levitz sur Legion of Super-Heroes, puis sur la série d'anthologie horrifique House of Mysteries qui correspond plus à sa sensibilité (une décennie plus tard elle passera d'ailleurs sous le label Vertigo), enfin sur Swamp Thing, en 1984, où elle succède à Len Wein, créateur du personnage. L'arrivée de Karen Berger au poste d'editor sur la série correspond à l'arrivée sur le même titre d'un jeune scénariste prodige venu d'Angleterre qui fait là ses débuts chez DC, j'ai nommé : Alan Moore. Si le choix du scénariste semble le fait de Len Wein et non de Karen Berger elle-même, son heureuse intuition sera de lui laisser carte blanche pour redéfinir presque entièrement le personnage, comme il l'avait fait auparavant chez Marvel UK avec Captain Britain et Miracleman. On connaît le résultat, le premier chef-d'œuvre de la période DC de Moore. Lorsque celui-ci claquera finalement la porte de la maison, Karen Berger dépêchera des chasseurs de tête au Royaume Uni à la recherche d'autres auteurs similaires (pour le dire vite) : ce sera l' "invasion britannique", avec en tête de pont Neil Gaiman, Grant Morrison, Peter Milligan, Jamie Delano, et plus tard Warren Ellis, Garth Ennis, Mark Millar... 

Vertigo n'est pas la première tentative du monde des comics de produire une ligne "adulte". Marvel, dans les années 80, avait lancé le label Epic, dont le plus gros succès fut Elektra: Assassin. Peu d'autres titres surnagent pourtant à côté de celui-ci. Les prix étaient élevés, les sorties irrégulières, la cohérence éditoriale inexistante, et la différence avec les comics mainstream pas toujours évidente, d'autant qu'il s'agissait souvent des mêmes auteurs. En 91, Disney projette de se lancer dans l'aventure avec le label Touchmark, confié à Art Young. Le catalogue est annoncé, mais ne voit jamais le jour, et Young l'emporte avec lui chez DC où il devient assistant de Karen Berger. Un certain nombre des premières sorties "originales" du label Vertigo seront issues du catalogue Touchmark, comme Enigma de Milligan.


La "touche" Vertigo... 

À la différence de nombres de titres "adultes" de l'époque, les titres dirigés par Karen Berger comprenaient très peu d'ultra-violence et de nudité, mais faisaient la part belle à une subversion plus "littéraire", les scénaristes britanniques choisis assurant une sensibilité différente et une écriture plus travaillée que leurs homologues américains de l'époque. Lors d'une réunion au sommet, Paul Levitz, Jennette Khan et Dick Giordano décidèrent alors de distinguer les titres du "Berger-verse" au sein d'une collection à part : le label Vertigo était né.

Bien que quelques personnages issus de l'univers super-héroïque - mais peu "classiques" dans leur approche du genre - passent sous la nouvelle étiquette (Animal Man, la Doom Patrol, Swamp Thing, et plus tard d'autres personnages ayant du mal à maintenir une série régulière, comme Deadman, le Phantom Stranger, Kid Eternity, Human Target, le Creeper, Unknown Soldier...), le fantastique constitue le cœur de la collection. À ce titre, les séries les plus emblématiques du label (bien qu'elles soient "nées" avant sa création) sont sans doute :


- Sandman, la grande fresque onirique de Neil Gaiman, qui connaîtra également un assez grand nombre de spin-offs sous forme de mini-séries : Death (The High Cost of Living sera d'ailleurs le tout premier titre à commencer son existence dans le catalogue Vertigo), Sandman Mystery Theatre, Dead Boys Detectives, Lucifer, The Dreaming...

- et Hellblazer, les aventures occultes de John Constantine, qui garderont une remarquable cohérence en dépit de la succession de nombreux auteurs tout au long de 300 numéros, sans trahison de l'esprit, ni reboot ou résurrection...

On peut y ajouter également The Books of Magic, série qui ne connut cependant jamais le succès, notamment du fait de la concurrence de la Harry Potter-mania.

Le label se fait également une spécialité des séries en creator owned, ce qui contribue évidemment à attirer les auteurs dans le giron de Vertigo. Cette catégorie contient notamment The Invisibles de Grant Morrison, Deadenders d'Ed Brubaker, Crossing Midnight de Mike Carey ou Northlanders de Brian Wood. Au début des années 2000, deux titres en particulier connaissent un très grand succès (qui conduira paradoxalement à l'arrêt de plusieurs séries, en redéfinissant les moyennes des ventes "acceptables") : Fables de Bill Willingham et Y the Last Man de Brian K. Vaughan et Pia Guerra. Sous leur influence, les séries Vertigo évolue par la suite vers un modèle d'écriture plus fluide que dans les années 90, plus proche également de ce que l'on peut trouver dans des séries télé.

Parallèlement, les autres tentatives de labels de DC collectionnent les échecs. Paradox Press, tournant le dos au fantastique, ne connaît pas le succès. DC Focus, tentative de faire du super-héros "adulte", s'arrête au bout d'un seule année d'activité. Helix,
consacré à la science-fiction, survit deux ans avant que les titres encore en production ne soient versés au catalogue Vertigo - l'exemple-phare étant Transmetropolitan de Warren Ellis. Minx, qui vise un jeune public féminin, connaît le même traitement, et ce sera dans quelques mois le cas également de plusieurs titres issus de la récupération de WildStorm. Tout cela impose l'image de Vertigo comme collection "adulte" emblématique de DC, mais brouille aussi ses contours. On notera par exemple que si, en 96-98, un sous-label "Vertigo Vérité" avait été créé pour accueillir les quelques titres exempts de fantastique, le polar s'est taillé depuis une place, non en marge, mais bien au sein du catalogue avec les succès de 100 Bullets de Brian Azzarello et Eduardo Risso et Scalped de Jason Aaron et R.M. Guera.
 


Le crépuscule ? 

En 2010, Geoff Johns, dans le cadre du cross-over Brightest Day, rappelle Swamp Thing dans l'univers principal de DC. L'année suivante, le grand reboot New 52 confirme la tendance et fait de même avec plusieurs autres personnages : Animal Man est ainsi confié à Jeff Lemire, tandis que Swamp Thing l'est à Scott Snyder, et que John Constantine, Shade the Changing Man, Madame Xanadu et Deadman se retrouvent associés à Zatanna (personnage issu du DC-verse "classique") dans la série Justice League Dark initialement confiée à Peter Milligan.

Ces évènements coïncident avec l'annonce par Karen Berger, fin 2012, de sa démission de son rôle de directrice de collection, ne gardant, après mars 2013, qu'un rôle de consultante sur quelques projets choisis. En avril, paraît le trois-centième et dernier numéro de Hellblazer. Pour beaucoup, tout cela scelle la fin d'une époque, et marque la perte d'identité du label. Les critiques ne manqueront d'ailleurs pas de pleuvoir sur la série régulière Constantine version New 52 qui a pris le relai - présentant une version du personnage plutôt affadie par rapport à ses grandes heures de punk cynique et amoral chez Vertigo -, et plus encore sur l'adaptation en série télévisée débutée en septembre suivant.

Longtemps perçu par les auteurs comme un havre où présenter leurs projets personnels, Vertigo est aujourd'hui délaissé au profit de l'éditeur Image Comics qui enchaîne, depuis quelques années maintenant, les succès, avec un effet évident d' "appel d'air", et propose des contrats en creator owned plus intéressants que leurs équivalents chez DC. De plus, Image reprend avec encore plus d'efficacité les formules commerciales jadis mises en place par Karen Berger : créé à une époque où les comic shops prenaient le pas sur la vente en kiosque, Vertigo fut en effet un label pionnier dans le développement du regroupement des numéros à l'unité en TPB, un procédé généralisé depuis à l'ensemble de l'industrie, avec cette spécificité de vendre le premier TPB d'une série à moitié prix pour inciter les lecteurs à la découverte ; un procédé aujourd'hui repris avec un raffinement supplémentaire par Image Comics, qui met en pause pendant quelque mois la série dont sort le TPB, pour laisser le temps aux nouveaux lecteurs de rattraper leur retard et d'enchaîner avec les numéros unitaires.

Derniers best-sellers du label, Fables et The Unwritten vont s'achever dans quelques mois, alors que les nouvelles séries comme Coffin Hill ou Colider n'obtiennent que des résultats médiocres. La meilleure vente, bien que grevée par un rythme de publication lent et erratique, est encore la préquelle de Sandman, imaginée par Neil Gaiman et J.H. Williams III pour l'anniversaire de la série... 

Shelly Bond, qui a pris la suite de Karen Berger en 2013 en tant qu'executive editor de Vertigo, doit donc faire face à une situation de crise. Comme en 1993, le pari va être de trouver un nouveau terrain, de nouveaux auteurs, une nouvelle sensibilité.